Textes

MAGALI LAMBERT


Auteurs :
Frédéric Martin / Xavier Ribot / Brigitte Patient / Emmanuelle Lambert / Caroline Bénichou / Fabien Ribéry / Carine Chenaux / Pascal Ordonneau / Victor Mazière / Elisabeth Richard / Marine Mercier-Derubé / Dominique Baqué / Michel Poivert / Arno Bertina / Luis Seabra / Didier Lamare / Hélène Gilles / Thibault Marthouret / Lydia Harambourg / Clotilde Scordia / Raphaël Demès


Mars 2024 – Venus du jamais mort / Texte de Frédéric Martin – 5, Rue Du

« Objets inanimés avez-vous donc une âme ? » s’interrogeait Lamartine. Quelques années plus tard, le poète Francis Jammes écrira dans La salle à manger : « On a tort de croire qu’elle [l’armoire, ndlr] ne sait que se taire, car je cause avec elle… ».

Le livre de Magali Lambert, Venus du jamais mort, paru aux éditions Hartpon (Caroline Perreau) pourrait prendre place à la croisée des vers des deux poètes. La photographe s’attache, dans cette vaste monographie, à montrer la part de vie qui existe par-delà la vie, la part d’existence de l’objet par-delà l’objet, de l’être par-delà l’être. Conçu en sept chapitres représentant chacun un des travaux de Magali, Venus du jamais mort est aussi accompagné d’un échange épistolaire imaginaire entre l’artiste et Michel Poivert qui devient avocat pour la défendre d’accusations aussi loufoques qu’injustes. Les minutes, tout aussi imaginaires, du procès sont retranscrites, le verdict tombe. A la toute fin de l’ouvrage, Emmanuelle Lambert propose un texte visant à réhabiliter la photographe.

Bien sûr tout ceci oscille entre humour décalé et absurdité kafkaïenne, toutefois, il semble que les textes ouvrent un peu plus encore la réflexion amorcée par les séries sur la place de l’objet, celle de la photographie et sa portée.

Des animaux empaillés de Portraits#1 où les visages des animaux sont ornés de gravures aux oiseaux empaillés mêlés aux peintures du Musée du château de Dourdan de la série Les oiseaux disparus, des cubes de verre enfermant des crânes et des figurines de World of Bones aux Sculptures de plumes et de métal, en passant par la série Tu es une Merveille, étrange cabinet photographiques de curiosités, aux corps d’animaux morts traversant la série Celui qui dit l ‘ombre, en passant par les  biches et cerfs bien vivants de Massacres, les travaux de Magali Lambert explorent un espace où l’objet et l’être s’intriquent de façon complexe, où le vivant et le mort sont toujours sur une lisière aussi ténue qu’indicible.

Chaque image porte en elle un pouvoir presque magique. Et c’est peut-être à ça que tend le travail de Magali Lambert : la création d’un univers aussi étrange que magique. Une statue faîte d’un taureau de métal recouvert d’une tranche de carpaccio, un délicat martin-pêcheur apposé sur le bras d’un enfant, un fémur sur lequel gambadent des vaches, chevaux et moutons de plastique, une cage pleine de plumes comme si l’oiseau s’y était dévêtu, les yeux brillants d’un chevreuil venant de mourir, tout ici ressemble à quelque invocation dans un langage au-delà du langage. Par cet acte de magie, les objets s’autonomisent, prennent vie et existent au sein de ce qui pourrait être une forme de grimoire. Il faut d’ailleurs noter ici la délicatesse absolue du livre : entre la couverture, le choix des papiers, nous avons l’impression de tenir entre nos mains quelque livre très ancien et très rare.

Et puisque tout est fait pour, on ne sait que dire, que penser, et tout semble amener le lecteur à se créer sa propre histoire.

La magie est là où nous voudrons la trouver. Les créations de Magali Lambert, ces écarts avec la réalité, deviennent une autre réalité, éventuellement surréaliste, donnant ainsi une sorte de vie après la vie, ou de vie dans la vie (la limite est fluctuante), et nous invitent à construire des récits aux sens mouvants, transversaux, mais aussi, peut-être, à nous questionner sur la valeur propre, sur l’âme qui habite ce que nous ne considérons que comme des objets ou des corps morts.

Lors de son échange avec son avocat, la photographe qualifie son travail d’amoral. De fait, il y a ici quelque chose qui s’éloigne du domaine des Hommes et de leurs moralités pour rejoindre un espace plus vaste qui obligera chacun, chacune à construire sa propre réflexion d’une part, mais aussi, peut-être, à mettre à distance ses préconçus, ses préjugés. Les photographies de Magali Lambert, ses créations sont hors de toute tentative d’explication trop rationnelle, et les lettres échangées avec l’avocat sont en ce sens. Tel œuvre horrifiera chasseurs d’oiseaux comme ligue de défense des oiseaux. Paradoxe ! Ou pas… Le paradoxe n’existe que parce que nous souhaitons à tout prix ranger les choses dans des cases bien précises, savamment étiquetées et qu’il nous est, la plupart du temps, bien difficile d’en sortir.

Mais si nous prenons le temps de nous pencher sur Venus du jamais mort en nous départissant de tout préjugé alors un univers original, drôle, loufoque, puissant s’ouvre à nous.
La solution passe, peut-être aussi, par le retour à une âme d’enfant ? En effet, cette période de la vie s’affranchit souvent d’une part de préjugés, et d’autre part laisse la part belle au merveilleux, à l’incongru et tout ce que nous tenons pour impossible y est possible.

Retour à une âme d’enfant ne signifie pas enfantin. Le livre est d’une maturité exceptionnelle, d’une puissance et d’une force incroyables. Le retour à une âme d’enfant c’est surtout la capacité à aller au-delà de ce qui est. Venus du jamais mort… Le titre emprunté à une phrase de Patrick Autréaux donne le la. A nous de nous mettre au diapason et d’abdiquer nos préconçus.

Magali Lambert, l’équipe des éditions Hartpon par la proposition graphique, signent un ouvrage remarquable. Venus du jamais mort par sa densité, sa diversité, sa complexité peut se lire et se relire et il apparaît comme essentiel de le posséder. 


Juin 2023 – Les vies secrètes de l’ordinaire / Texte de l’écrivain Xavier Ribot

La filiation surréaliste de Magali Lambert ne relève pas d’un coup de Téléphone homard  avec Salvador Dali mais, passé le temps de la provocation, est venu le goût pour la poésie qui enchante notre monde. Un goût certain pour les compositions fortuites qui nous rappellent ce lointain chant  de Maldoror, « …Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie … ». Si Man Ray puis Agnès Varda avaient illustré cette citation de Lautréamont à l’aide des objets concernés, Magali Lambert allège le poids des références pour nous conduire dans les creux de notre société, là où les objets abandonnés continuent de chanter comme les bijoux dans les magazines de mode. Le savoir-faire esthétique de l’artiste est aussi simple et efficace qu’un choc entre deux silex, elle produit des flammes dont la lumière est précieuse pour notre vision de la société. Avec son protocole qui consiste à réunir un objet naturel et un objet artificiel, Magali Lambert éclaire le visiteur dans le développement de son imagination. Deux objets lui suffisent à écrire une image photographique, ensuite, des espaces comme la Villa Pérochon offrent une dimension mentale qui favorise la démultiplication de son propos. Outre la photographie, l’artiste s’appuie sur le dessin et l’installation pour interroger la curiosité qui façonne notre rapport au monde.

Ce qui frappe toutefois, c’est la justesse du propos, comme cette petite biche en plastique rouge se frottant à un bois de cerf ou ce chevreau blanc dans la mâchoire de requin. « Chaque composition [est pensée] comme un petit monde parlant », écrit l’artiste. Effectivement, avec des rapports construits sur fond neutre et absence d’ombre, l’efficacité de la tension offre la possibilité d’un récit, une fiction visuelle enclenchée avec humour et poésie.

Une série de dessins au mur accueille le public. Lignes claires, dimensions homogènes, les croquis d’objets trouvés agissent comme des relevés archéologiques. Faisant face aux images précieusement encadrées, ils complètent l’invitation faite au visiteur d’explorer « Les vies secrètes de l’ordinaire ». Le titre de l’exposition est mis en application au rez-de-jardin de la Villa Pérochon  sur l’idée d’un cabinet de curiosité, une installation à base de boîtes entomologiques conforte la préciosité qui accompagne ce genre de concept depuis la Renaissance, avec cette différence que Magali Lambert maîtrise parfaitement son Histoire de l’art et ses courants parodiques.

On ne manquera pas les cartes postales de l’épisode Covid, non pas parce qu’elles nous rappellent des moments difficiles où le sens de « correspondance » était bafoué, mais parce que l’artiste y développe un humour  désangoissant. Le rapport image-légende est souvent ludique, avec un brin d’absurdité qui fait penser à Joachim Mogarra.  En prenant la forme très discrète d’une longue frise chronologique, l’accrochage ne s’inscrit pas dans le spectaculaire mais dans le vécu, d’ailleurs l’image qui illustre l’affiche de l’exposition, des épluchures de légumes sur fond de nature morte, se trouve là, presque anonyme.

L’usure des espaces qui composent l’étage s’est montrée propice à un dialogue totémique avec des animaux naturalisés ou non.  Notre rapport à la vie est ici questionné de plusieurs manières, cela passe par des grattages sur photographies, des recherches de fantômes, des images-cercueils, des installations chimériques, des agrandissements-puzzles… Les animaux de Magali Lambert sont parfois des réfugiés, suite à des mises au rebut, mais tous portent leur part d’humanité. Ce qui frappe, par exemple, dans les deux photographies de cadavres, c’est leur valeur cérémonielle. Le corbeau semble momifié et le chevreuil de passage entre deux mondes. Avec l’un des grands collages, ce ne sont pas deux images qui sont données à voir mais trois ou quatre. En effet, outre le portrait agrandi d’une chevrette et le tracé d’une figure chimérique, l’artiste accepte que son collage lui propose un effet discordant. De cette ambiguïté nait l’idée qu’une force irrationnelle anime l’œuvre. De plus, on pourrait penser qu’un esprit picassien dessine l’âme de l’animal à l’aide d’une lumière blanche. Une blancheur qu’on retrouve dans le grattage des photographies argentiques, afin de nous offrir une lecture possiblement abstraite du vivant. Une chose est certaine, en incisant l’image, Magali Lambert réaffirme la dimension plastique de sa démarche. Peu importe si le spectateur voit des masques, des fantômes, des fleurs, ce qui compte, c’est la possibilité de composer avec des éléments ordinaires et de produire du sens.

Arcimboldo, la référence qui se glisse dans le couple de biches entouré de fruits, nous invite à voyager à travers l’histoire de l’art et à réfléchir sur notre rapport au vivant. Ce n’est pas un hasard si l’installation est présentée dans la pièce qui servait de bureau à l’écrivain Ernest Pérochon.

De même que les fruits posés sur une fourrure ou photographiés comme des peintures relancent le dialogue artistique avec le passé, que ce soit avec Meret Oppenheim et son déjeuner en fourrure ou Cézanne et ses pommes. Il faut noter que le spectateur n’est pas ici en face d’images mais de processus, non seulement les compositions objets naturels-objets artificiels s’apparentent à des autocitations mais leurs photographies encadrées se présentent comme des objets, par le simple fait qu’elles soient posées sur des tablettes. Nous ne sommes pas devant une coquetterie scénique mais une sorte de petite cuisine esthétique, dans laquelle l’image est un fructueux objet de réflexion. On se demandera peut-être pourquoi les produits naturels photographiés sont moins appétissants, de même que l’on se permettra de sourire à la vue des pastilles photographiques représentant des moisissures et piquées sur les plastiques.

Voilà c’est dit, l’ordinaire d’une artiste comme Magali Lambert repose sur une nourriture extrêmement variée, il est souhaitable que le visiteur se régale à son tour.


Novembre 2021 – Passant du ciel bleu / Paris Photo – quelques mots de Brigitte Patient

Sur les murs de @vu_galerie a @parisphotofair, il y a la photo du haut. Mais en fait c’est un diptyque. @carolinebenichou et @magalilambertparis m’ont proposé de regarder l’autre photo, celle du bas. Elles l’ont sortie de la réserve, l’ont posée par terre. C’était lourd. C’était bien de voir ces deux œuvres qui me parlent infiniment. L’histoire d’un « autel portatif, infini, elle y a mêlé les morts et les vivants, la fleur éternellement neuve et celle déjà fanée, superposées ». Ces mots entre guillemets sont ceux de la sœur de Magali Lambert qui est écrivaine : Emmanuelle Lambert. Bouquet vivant, bouquet fané. La mort est passée mais avec les superpositions sur les bouquets ( vous aurez peut-être du mal à les voir avec ma photo), le vif s’anime. « Elle y a encapsulé le temps, il tient sur d’infimes secondes, tourbillonnées ». Si demain vous êtes par là, allez sur le stand, et dîtes moi, sans doute votre dialogue avec ces deux photos sera différent.


Novembre 2021 – Passant du ciel bleu / Texte de l’écrivaine Emmanuelle Lambert

Le bouquet est une offrande. Souvent, lorsqu’on veut faire honneur à nos morts, on fleurit la tombe. Selon certaines traditions on apporte de la nourriture, du tabac. Dans les cercueils de menus objets, des fleurs encore, pour la traversée. Même Pharaon partait avec des fleurs.
Mais lorsqu’il n’y a pas de tombe. Lorsque l’homme libre, qui, toujours aura chéri les poètes, tous les poètes qui tous, à un moment, se penchèrent doucement sur les fleurs – lorsque cet homme- là a voulu que son petit tas de cendres, ses restes modestes rejoignent l’infini dans la mer, la « rauque chanteuse » de Baudelaire ? Où poser la fleur, qui aura reçu la joie, les pleurs, l’amour, et nourrira le mort, où qu’il aille ?
On dit que les chrysanthèmes sont des stars de cimetières car elles sont très résistantes. L’hommage dure, la pensée persévère. Il y a même des fleurs en plastique, en verre, en céramique. Des messages ouvragés. Peut-être, un jour, usinera-t-on des fleurs comestibles aux poissons, pour nourrir l’homme libre, dont la mort s’est fondue à la mer. Ce serait bien, du vif et du mort dans l’eau, tout mélangés, irisés, pétales et restes, et branchies. Ce serait comme dans les grands bouquets de Magali.
Nous n’avons pas de tombe, pour notre père. Alors elle a construit son autel portatif, infini, elle y a mêlé les morts et les vivants, la fleur éternellement neuve et celle déjà fanée, superposées, tourbillonnées. Elle y a encapsulé le temps. Il tient sur d’infimes secondes, étendu entre deux bouts de vers d’un poème qu’il déclamait sans cesse – « Les roses, envolées / Dans le vent, à la mer s’en sont toutes allées », car l’un des poètes préférés du père, Marceline Desbordes-Valmore, était une poétesse.


Octobre 2020 – Comme ils respirent / Les yeux avides – Texte de la galeriste Caroline Bénichou

[…] Car chaque fois, les feuilles mortes / Te rappellent à mon souvenir / Jour après jour les amours mortes /N’en finissent pas de mourir Peut-on jamais savoir par où commence / Et quand fini l’indifférence? / Passe l’automne, vienne l’hiver / Et que la chanson de Prévert Cette chanson, Les Feuilles Mortes / S’efface de mon souvenir / Et ce jour là, mes amours mortes / En auront fini de mourir Serge Gainsbourg, La chanson de Prévert

La photographe (glaneuse et confidente, gardienne du secret et du souvenir) recueille les récits d’amours passées et les portraits photographiques d’anciens amants de ses proches.

Puis (alchimiste et embaumeuse rituelle), elle réalise, avec Diamantino Quintas, un tirage argentique de la photographie sur un objet en verre (boîte, coffret, globe).

Voilà l’amant et le souvenir captifs du philtre des sels d’argent d’un fragile reliquaire photographique qui conserve jalousement les vestiges du deuil amoureux. La couche de gélatine argentique enveloppe l’objet comme une seconde peau et l’amant affleure à sa surface. Une histoire à fleur de peau, en somme, métaphore de la photographie (qui fait au réel sa peau, comme l’écrivait Denis Roche) et de l’amour, un peu (on l’avait dans la peau, et c’est à lui qu’on ferait peut-être bien la peau, aujourd’hui).

Magali Lambert (consolatrice et dépositaire) conserve ainsi le souvenir que l’amante lui a remis, sous la forme d’une véronique par procuration photographique : transsubstantiation de l’être par la lumière à la prise de vue, puis de la photographie à l’objet de verre. L’artiste joue du reliquaire et de l’imago christi, de l’amour divin aux amours profanes il n’y a qu’un pas (sur les chemins de l’extase, en somme).

Pour pouvoir contempler le souvenir, il faut éclairer l’objet. Fiat lux. Vient à se produire ce que l’artiste n’avait présagé : à mesure que l’objet est exposé à la lumière, l’image se dégrade, et à petit feu, disparaît. Incarnation de l’amant, il passe à devenir une métaphore de l’oubli.

La coïncidence est belle – mais est-ce vraiment une coïncidence pour elle, qui tant de fois a provoqué des résurrections ?–, pour celle qui dans sa série Eres una maravilla, exhumait puis recueillait des objets délaissés pour leur insuffler une vie nouvelle.

Mais alors, que restera-t-il de nos amours et de la photographie ?

Magali Lambert (chroniqueuse) entreprend de photographier et de préserver les étapes de la lente mais inexorable agonie. Elle les saisit, en quelque sorte jusque dans leur dernier souffle. Lentement, le souvenir s’abime, s’efface, pour sombrer dans le noir. L’amant sombre dans l’oubli, passe de l’être au spectre, puis à l’absence. Le support photographique sombre dans l’amnésie et laisse s’échapper l’image, l’amour, l’amant. La matière argentique desquamée adhère encore un peu à la surface de verre. Plus grand chose ne fait corps.


Avril 2020 – Massacres /
Les yeux avides – Texte de la galeriste Caroline Bénichou

Je chante Artémis au fuseau d’or, tumultueuse, vierge vénérable, qui perce les cerfs, qui se réjouit de ses flèches, soeur d’Apollon à l’épée d’or, qui, par les montagnes boisées et les sommets battus des vents, se charme par la chasse, tend son arc tout en or et lance des traits mortels.
Les cimes des hautes montagnes tremblent et la forêt sombre résonne de la clameur des bêtes fauves. Et la terre frémit, et la mer poissonneuse, tandis que la Déesse au coeur ferme, allant de tous côtés, détruit la race des bêtes féroces.
A Artémis, extrait des Hymnes Homériques, traduction de Leconte de Lisle (1868)


Ce matin, je suis partie en forêt surprendre les ombres et c’est la vie qui m’a trouvée. Incarnée dans le corps d’une biche, dans le corps d’un cerf, incarnée dans le mien, nous étions là, la biche, le cerf et moi, dans la forêt, silencieux.

Magali Lambert fait coexister le vivant et le mort, l’inerte et l’animé, la photographie et le dessin ou la sculpture. Démiurge d’hybridations improbables et poétiques, d’êtres, d’objet comme de pratiques artistiques, elle nous livre avec ses Massacres un étrange récit, entre fiction et autobiographie : la rencontre presque miraculeuse dans une clairière avec une biche et un cerf.

Son travail est souvent peuplé de créatures étranges, formes de cadavres exquis visuels, d’animaux empaillés, de vestiges de chasse. Elle joue des sortilèges, des proies et des prédateurs, de la plaie et du couteau. Il y a dans cet ensemble quelque chose de l’ordre du merveilleux, du conte de fées – qui suscite un envoûtement à la croisée du magique et de l’effroi, donc –. L’artiste qui se mue en conteuse nous plonge dans nos mythes d’enfance. Il était une fois… Le loup et le biche rôdent tout près, mais jamais elle n’évoque de chanson douce.

En gravant ses tirages (ce qui n’est pas sans rappeler les pratiques de certains photographes surréalistes, particulièrement les Transmutations de Brassaï, une série de gravures sur plaques photographiques), elle subvertit l’image par des lignes animales, elle crée et invoque des créatures hybrides qui sont autant de spectres et de monstres mythologiques.

Elle vient inscrire une légende nouvelle en transfigurant le réel, l’objet, l’image, la représentation comme l’improbable tête à tête. La figure d’Artémis ne peut manquer de surgir et d’incarner la photographe dans cette petite mythologie, elle dont la biche était à la fois la compagne et la proie.

Magali Lambert nous entraîne par-delà l’orée du bois, où les clairières sont peuplées de créatures prodigieuses et inquiétantes qui la scrutent en silence, aussi fascinées qu’elle par l’éblouissante rencontre.


Janvier 2019 – Venus du jamais mort /
Art Press – Texte du critique d’art Fabien Ribéry

Il est des livres et des œuvres qui procèdent de la magie blanche, c’est-à-dire d’un sortilège bénéfique, parce qu’ils travaillent de l’intérieur de la mort en sauvant de l’oubli ou de leur devenir-déchet les objets de notre quotidien, qu’ils soient de banalité ou de merveilles. Magali Lambert est de ces artistes explorant des territoires où les identités se métamorphosent, où les renards se réveillent mâtins, et les crocodiles rois d’un jour. Première monographie de son travail, comportant 89 œuvres issues de 7 séries de photographies, de dessins et de sculptures réalisées entre 2011 et 2017, Venus du jamais mort regroupe un ensemble d’ex-voto à l’esprit surréaliste, teintés d’effroi, d’humour et de volupté. Ce livre publié avec un soin extrême par les éditions h’artpon est un ouvrage d’art intrigant et sensuel – couverture façon cuir enluminée, pages aux couleurs finement choisies scandées par un papier semi-transparent. Il y a chez Magali Lambert une inquiétante étrangeté touchant à la sphère même du rêve. Ses séries constituent un cabinet de curiosités, où la mort n’est jamais définitive, mais l’étape risible d’une vie supérieure ne cessant d’organiser des mises en scène dans lesquelles chacun joue sa partition, avant de se muer en corail, hippocampe, ou cage métaphysique. Opérant la rencontre de la marchandise et de l’unus mundus, les œuvres de Magali Lambert sont de Lascaux, du grenier de notre enfance et d’une vision possible de la post-humanité, sorte d’hybridation entre l’humain, l’animal et la chose. Accompagné d’un texte inventif de Michel Poivert écrit selon la structure du procès – l’artiste face au Procureur -, et d’une réponse à cette mise en accusation d’Emmanuelle Lambert, Venus du jamais mort doit ainsi se défendre de ne pas être qu’un livre de sorcière, mais de merveilles amorales.


Octobre 2018 – L’archéopoétique de Magali Lambert, photographe, plasticienne /
Texte du critique d’art Fabien Ribéry

Reflet de sept années de productions artistiques, Venus du jamais mort, de Magali Lambert, est un véritable objet d’art, très soigné, intrigant, sensuel.

Ce livre est un abri pour un monde étrange, peuplé d’animaux et de formes rares.

Arche pour les rêves, Venus du jamais mort est un cabinet de merveilles teinté d’humour.

S’y exprime l’universel d’un langage touchant au cœur même des symboles et des archétypes.

Il y a dans le travail de Magali Lambert de la magie blanche, une perception du vivant dans la mort, une traversée des frontières qui touche directement la psyché.


Septembre 2018 – Venus du jamais mort /
Texte de la galeriste Caroline Bénichou

Magali Lambert fait renaître les disparus.

Démiurge d’un univers fantasque et poétique, elle exhume et tire de l’oubli des objets délaissés pour leur insuffler la vie par le truchement des rencontres qu’elle provoque. Avec ses séries des Merveilles (Espagne, Belgique, France) inspirées des cabinets de curiosité, elle conspire des machineries improbables, bouffonnes, belles ou cauchemardesques. Ce ne sont pourtant pas des biens précieux qu’elle accumule ici, mais des objets ordinaires, naturels ou industriels,
trouvés dans des brocantes, dans la rue ou sauvés des ordures. Collectionneuse, elle les accueille, les assemble puis photographie ces rencontres instables et précaires.

Cadavres exquis visuels faisant écho aux surréalistes, ses objets-valises incongrus sont photographiés avec un dispositif scénographique d’une grande sobriété, révélant des qualités plastiques insoupçonnées, des significations nouvelles et déroutantes, des subversions statutaires : Tu es une merveille, dit-elle.

Photographe autant que dessinatrice ou sculptrice, Magali Lambert relève ses Portraits de taxidermies défraîchies, de dessins qu’elle grave à la surface même du tirage, traçant des lignes-animales hybrides, qui se jouent de la coïncidence comme autant de possibles résurrections. Avec Les oiseaux disparus, elle fait se rencontrer les oiseaux naturalisés, longtemps cachés dans les réserves du musée du Château de Dourdan, avec les oeuvres exposées – parmi lesquelles beaucoup de portraits – , et se mue en taxidermiste-embaumeuse, créant des photographies sédimentaires, où le temps, l’espace et la mort se télescopent, paralysés dans l’image.

Par les hybridations et les rencontres qu’elle imagine et met en scène, Magali Lambert nous montre que les choses ne sont jamais celles que l’on croit ou ce qu’elles semblent être. L’étrangeté comme la beauté couvent dans l’ordinaire, par-delà la mort elle-même, le monde peut sans cesse être réinventé.


Octobre 2018 – C’est le cœur qui bat, qui bat… /
Texte de la rédactrice en chef du magazine À Nous Paris, Carine Chenaux
Article « (anti) cliché de la semaine »

Venus du jamais mort – le très beau titre de l’exposition que consacre actuellement la galerie VU’ à la jeune artiste Magali Lambert (et qui est aussi celui de la monographie qui l’accompagne et l’explique à sa façon, comme s’il s’agissait de répondre à un procès) peut sembler mystérieux.

Et pourtant, il dit beaucoup de ses photographies hybrides où se côtoient objets abandonnés et animaux tout juste tués ou naturalisés qui finiront immortels par la grâce de l’image. Ainsi en est-il de vieilles taxidermies portraiturées et puis magnifiées par un fin dessin qui leur donne à la fois un air étrange et drôle, vivant en tout cas.

Ou de cette somme hétéroclite de jouets cassés, de carcasses, de papillons autrefois épinglés et de bibelots kitsch récupérés sur la voie publique, mis en scène sous le titre Tu es une Merveille et puis remis là où ils avaient été trouvés.

Comme un cabinet de curiosités aussi éphémère que finalement pérenne qui rend hommage à la fragilité des choses et des êtres autant qu’elle la conjure…


Octobre 2018 – Magali Lambert, venus du jamais mort /
Texte du critique d’art Pascal Ordonneau

De bric et de broc ? Ou bien, retour à Nadja ? Ou enfin, « Vanité des vanités »…. Magali Lambert serait-elle à la croisée de plusieurs chemins ? Le chemin du conte, celui de l’impertinence, mais aussi l’austère chemin de la dénonciation ou encore celui, faussement débonnaire, qui est bordé d’arbres-questions et pavé de cailloux-réponses, « ceci n’est pas une pipe » ?

J’aime le chemin-conte. Parce que je crois que la photo, comme la peinture, tous les arts qui montrent, sont aussi des histoires qu’on raconte. Les histoires peuvent être des « vérités » , on nomme cela, « photo-journalisme » ou « documents », les histoires peuvent être mieux que des vérités : elles peuvent être des histoires tout simplement, des contes à dormir debout, des bouts de textes sans queue ni tête.

Le charme des mots : ils ont plusieurs sens et les plus riches multiplient les contradictions. Le charme des photos de Magali Lambert : pour raconter ses histoires, elle montre des objets, des animaux, des bouts de quelque chose d’humain ou d’animal, elle les force à rencontrer d’autres objets, animaux etc… comme l’écrivain force les mots à se parler en les mettant dans une phrase que cela leur plaise ou non.

Une fois assemblés, dans des poses qui conviennent au conteur, et à lui seul, car c’est bien dans sa tête que l’histoire est née, les voilà qui illustrent une histoire annoncée par le titre de l’œuvre. En fait, le titre nous annoncer une autre histoire ? Quelle histoire au fait ? Une histoire ! et c’est tout ! Celle que vous voulez entendre. On l’a dit, les mots ont plusieurs sens, au risque que le sens de l’histoire varie selon l’auditeur. Il en est de même pour les photographies de Magali Lambert : une sardine (ou un maquereau, on l’a dit, l’image comme les mots n’est pas figée sur un sens ou une identité) sur un chat. Très joli chapeau qui ferait par certains côtés penser à un couvre-chef révolutionnaire ou impérial.

Le chat a les yeux bleus : ça y est je sais où je suis ! Rappelez-vous « la baleine aux yeux bleus » de Prévert. « Une belle comme on en voit peu » ! De ces yeux bleus, le chat nous lancerait-il un regard accusateur ? A nous de choisir, peut-être après tout ne s’agit-il que d’un bleu de porcelaine, venu tout droit de saxe avec un hareng sur la tête pour faire teuton ?

On aimerait continuer ainsi, à chaque photo, pour chaque histoire. On aime à penser que vit encore sous nos yeux le grand Lautréamont pour nous montrer des assemblages insolites. Des entassements Insolents ? Des bricolages insultants ? Insolite, le sultan insolent ?


May 2017 – A taxidermy of possible worlds /
Text from Victor Mazière
Mai 2017 – Une taxidermie des mondes possibles /
Par Victor Mazière
, diplômé en philosophie (Université de Paris I), écrit régulièrement pour des organes de presse spécialisés et conduit parallèlement un travail de recherche théorique et d’écriture.

Between September 16, 2017 and June 17, 2018, the visual artist Magali Lambert is exhibiting her photographs at the Château de Dourdan in the outskirts of Paris. The featured images portray encounters between stuffed birds and works from the permanent collections of the Castle Museum. Presented as an enigma, the exhibition occupies two sites: the Château Museum and the Laboratoire Culturel (a new itinerant venue for contemporary art in Dourdan, present in the Château courtyard every weekend throughout the duration of the exhibition Oiseaux Disparus).

Among the collection of stuffed birds (which has been hidden from public view for several years), the focus is on extinct species. Staged and photographed in situ, the taxidermy disappears and the animals blend in with the museum décor. The permanent collection and the photographs are exhibited as if in a scavenger hunt.

Beyond the entertainment aspect of the exhibition, the images combine several fundamental themes that are close to the artist’s heart: still life, representation of absence, two- and three-dimensionality, the coexistence of the living and the dead following the tradition of vanitas.

Pour son exposition au Musée de Dourdan, Magali Lambert a opté pour une scénographie, où dialoguent plusieurs niveaux de vestigialité : une première strate, la plus immédiatement identifiable, confronte des espèces d’oiseaux disparues à des portraits de personnes défuntes ; à cette couche physique de la représentation se superpose une strate conceptuelle, mettant en scène un autre processus de disparition et de désincarnation, inhérent celui-ci au médium photographique lui-même. Cette stratification de l’image semble enfin culminer dans une sorte de mise en abyme des différentes formes de spectralité qui la traversent : représentations de peintures construites dans les codes-mêmes de la peinture, les photographies de Magali Lambert empruntent au Baroque son esthétique des bifurcations analogiques, où l’espace visuel à la fois s’égare dans les faux-semblants de sa propre visibilité et se confond avec la topologie biaisée de son espace conceptuel. Ainsi, ses images deviennent-elles, au-delà des références plasticiennes à la forme-tableau, les expériences performatives et post modernes de ce que les Vanités mettaient en jeu, dans leur syntaxe religieuse : la danse d’une vie toujours-déjà hantée par la mort, vaine comme l’est la gloire du monde, célébrant l’absence d’assise ontologique de ce que l’on tient pour certain, et qui rend in fine la réalité elle-même semblable au rêve ; il se joue ici, dans le dépassement du classicisme, comme un éloge des chemins non linéaires du sens, où s’offrirait la promesse infinie d’une résurrection paradoxale : celle de la mise à mort même du sens, et de sa renaissance dans une forme de représentation inversement proportionnelle à l’effondrement ontologique qui la sous tend ; au royaume flou des ombres se substituerait donc en dernière instance la netteté du document hyper-réaliste, pour la plus grande gloire des fantômes.

Plus peut-être encore qu’à la référence picturale, le paradoxe évoqué ici tient à une propriété de la photographie d’être à la fois le mode d’enregistrement du réel le plus immédiat qui soit, et en même temps le plus lié à un imaginaire de l’embaumement, de la préservation artificielle. On pourrait ici évoquer ce qu’André Bazin écrivait à propos de l’image photographique, et du lien fondamental qui lie la genèse des arts plastiques à la momification(1) : on pourrait voir alors la photographie comme le parachèvement du mouvement baroque, l’acte final par lequel la représentation se libère de l’obsession de la ressemblance iconique. Ce qui se fait jour alors, lorsque cette écorce de l’apparence se fissure, c’est une image pure du temps lui-même, d’un temps fossilisé dans l’ambre des sels argentiques : ce lien étrange qui s’établit entre le temps, la vie, la mort et la résurrection, si présent dans les technologies de l’image qui utilisent l’indicialité(2) comme moteur, se trouve déconstruit et mis à nu dans l’exposition de Magali Lambert jusque dans sa littéralité, puisque nous avons bel et bien affaire, dans cette série de photographies, à une taxidermie du temps et de l’image.

Le lien entre la mort et la photographie n’est d’ailleurs pas récent, il remonte aux origines-mêmes du medium ; pris entre les feux croisés du scientisme et du spiritisme, le XIXème siècle, dans le sommeil de sa Raison spectrale, accoucha d’un monstre étrange : l’appareil photographique, une machine, fruit de la révolution industrielle donc, qui pouvait enfin enregistrer la réalité dans son naturalisme le plus brut, et s’assurer une maîtrise sur cette dernière en ayant désormais le pouvoir de reproduire son image infiniment à l’identique. Devenue voleuse d’aura, la photographie chercha alors dans le domaine de l’impalpable un nouveau champ d’exploration : le pouvoir humain de voir fut ainsi transféré à la machine, la rendant aussi par là même plus qu’humaine, car apte à saisir dans la preuve irréfutable du document la réalité de ce que l’oeil lui-même ne peut pas voir. Cette sur-vision, avec sa scientificité froide et certaine d’elle-même, allait étrangement produire également son exact opposé : les images les plus ontologiquement ambigûes qui soient, faisant resurgir au passage le refoulé ancestral d’obscurs fantasmes proto-scientifiques; un lien mystérieux s’établit entre le chamanisme et la technologie, dans l’instant-même où l’inconscient fut transféré à la machine : dès lors les spectres n’ont cessé de hanter les mécanismes artificiels, s’immiscant dans leurs inter-mondes, là où tout travail délégué à la machine produit une scission dans l’ordre naturel, et donc de la mort et du deuil.

Aussi les révélations de la photographie, en dépit des apparences, n’ont-elles jamais été radicalement coupées d’une relation « magique » ou d’un acte fétichiste, qui consisterait à préserver un fragment de réalité dans une mort éternellement suspendue : non une résurrection au sens strict, mais plutôt une captation de la quintessence invisible que laisse la vie dans sa trace, sa cendre. D’où peut-être ce projet spirite, dont parle Rosalind Krauss (3), de photographies « post-mortem », qui consistait à retirer une photographie prise du vivant du défunt en utilisant ses cendres : « elles adhéreront aux parties non exposées à la lumière et on obtiendra ainsi un portrait entièrement composé de la personne qu’il représente »(4). Cette anecdote illustre d’ailleurs au passage le statut ontologique de l’empreinte photographique au XIXème siècle : si l’image photographique a certes d’emblée été perçue comme un indice, c’est-à-dire comme la rémanence sous forme de trace d’un objet physique, celui-ci n’avait pas pour autant le sens qu’il a pris plus tard, chez les théoriciens de la sémiotique ; l’indice pour les contemporains des pionniers de la photographie était, dans l’empreinte, l’objet lui même parfaitement disséqué, isolé et compris, comme un spécimen naturel. Il y avait donc, dans leur esprit, une corrélation physique, non seulement dans le mode de production d’images mais aussi dans la saisie (onto)logique elle-même. Il faudra attendre les théories de Peirce(5) sur le signe pour que celui-ci prenne la valeur d’un supplément, représentant l’objet en son absence, et donc nécessitant la non-présence de cet objet, contraint d’anticiper en quelque sorte sa mise à mort physique pour fonder sa résurrection conceptuelle.

Magali Lambert, en méta-photographe, est parfaitement consciente de cette dichotomie : du pouvoir convulsant de l’indice, comme de la théâtralité inhérente au processus photographique ; aussi ces mises en scène baroques, qui contiennent toujours une forme d’humour noir, tiennent-elles le spectateur à une juste distance : celle où l’on croit presque à la vie, mais où un léger décalage, un effet d’ « inquiétante étrangeté », vient nous rappeler que cette vitalité n’est pas tout-à-fait réelle, que nous avons insensiblement glissé vers un théâtre baroque, peuplé de fantômes, et de marionnettes, où se révèle tout-à-coup l’absurdité grotesque de la machinerie illusionniste du monde. Si les oiseaux de Magali Lambert se fondent si bien au décor qu’ils semblent presque faits pour lui, comme s’ils devenaient eux-mêmes des appendices des tableaux, presque des ecoplasmes, c’est alors, au-delà de la variation plastique et picturale sur le thème de la nature morte, parce qu’ils témoignent d’une sorte de co-appartenance spectrale des mondes, originelle. Ce théâtre serait-il au fond une métaphore de la vie elle-même, saisie au moment de son émergence phénoménologique : dans cet instant où des objets en apparence si éloignées dans l’espace et le temps commencent à entretenir des relations qui nous sont impossibles à comprendre, puisqu’elles ne parlent pas le langage de la conscience humaine ? Et cette sphère inter-objectale, n’a- t-elle pas autant de réalité et de sens que celle, anthropocentrée, dans lequel nous vivons nous?

Magali Lambert nous plonge ainsi dans cette phénoménalité obscure d’avant la vie phénomènale, par un raccourci analogique tout autant que diachronique, où c’est paradoxalement ce qui a disparu qui réengendre une possibilité de monde et redistribue les rapports de co-appartenance : co-appartenance des formes, des couleurs, des textures, des sons, tout un univers tactile où le temps et l’espace rêvent in(dé)finiment leur résurrection sensorielle en (res)suscitant à l’infini leur propre mort.

  1. André Bazin, « Ontologie de l’image photographique », in « Qu’est-ce que le cinéma?» Editions du Cerf, Paris, 2011, pp. 9-17
  2. L’indice désigne un type de signe physiquement engendré par son référent, sans qu’il ressemble nécessairement à ce référent (alors que dans le cas de l’icône, la ressemblance est nécessaire, elle est simplement contingente dans celui de l’indice) : la trace de pas sur le sable est un indice, de même que le mouvement d’une girouette agité par le vent.
  3. Rosalind Krauss, « Sur les traces de Nadar », in Le Photographique, Pour une Théorie des Ecarts, Editions Macula, Paris, 1990, p. 25
  4. Cit, p.36, note 10
  5. Charles Sanders Peirce, Écrits sur le signe, Le Seuil, Paris

April 2017 – One Bird, Two Stones /
Text from the gallerist
Elisabeth Richard (Santo Amor Gallery)
Avril 2017 – Une pierre, Deux coups /
Texte de la galeriste Elisabeth Richard (Santo Amor Galerie)

The dawn of Merveilles begin with the bric-a-brac of the curious, the antiques hunters, the ramblers, and the antique dealers. It is there, the resting place of the things that have fallen into disuse, dragged around by the backwash of a materialistic society, expeditious and in a hurry, maintaining, when faced with its objects, an attitude of almost loving inconsistence, tirelessly generating waste. It is what is obsolete and insignificant that Magali Lambert is going to pick to make up her fantasies, each time mixing them with very fine fractions of nature.

A gallant and bizarre ensemble, the delicate feather, wood and plastic treasures and plant debris evoke the arrangement of traditional European cabinets of curiosities, which would gather  fossils, crucifixes, and studded charms. The artist meticulously takes her collection of trifles to Spain, France, and Belgium – three countries where wonder rooms were developed during the 17th century, time of the Baroque and Vanities.

L’aurore des Merveilles débute dans le bric-à-brac des curieux, des chineurs, promeneurs et antiquaires. Là où finissent les choses tombées en désuétude, traînées par le ressac d’une société matérialiste, expéditive et pressée, qui entretient face à ses objets une attitude d’inconstance presque amoureuse, engendrant inlassablement des rebuts. C’est dans ce qui est frappé d’obsolescence et d’insignifiance, que Magali Lambert va piocher pour constituer ses fétiches, associant à chaque fois au manufacturé de très fines fractions de nature.

Ensemble galant et incongru, les délicats trésors de plume, de bois, de plastique et menus débris végétaux évoquent la disposition des cabinets de curiosités de tradition européenne, qui rassemblaient dans une même totalité le fossile, le crucifix et le gri-gri à clous. L’artiste mène minutieusement ses collectes de vétilles en Espagne, en France et en Belgique. Trois pays où se sont développées les chambres merveilleuses au cours du 17ème siècle, celui aussi du Baroque et des Vanités.

Elle installe ensuite les Merveilles dans un dispositif scénographique sobre, minimal et régulier, à la codification fixe et proche des prescriptions muséales de la photographie d’objets d’art ou ethnographiques : fond neutre, vue frontale et aussi objective que possible, lumières contrastées et directes, qui affirment les contours et permettent d’appréhender les détails.

Les moissons de choses espagnoles, françaises et belges, passent ainsi de la main à l’œil. Soustraites de l’univers matériel et naturel environnant, elles sont transférées du monde quotidien de l’usuel et du préhensible, au monde du visuel muséographique, qui se concentre sur leurs qualités plastiques insoupçonnées. Elles se retrouvent dans un espace nouveau, prises dans un jeu qui reformule la place qui leur revient dans leur culture ou dans la nature. Les minces fragments d’une culture matérielle sans noblesse prennent d’un seul coup toute la place, retrouvant ainsi, dans un processus de réparation, une sorte de néo-hédonisme : un apparat qui les habille tout entiers, sans être pourtant nulle-part localisable.

L’homogénéité de la prise de vue rend manifeste l’effet de collage, mais écarte celui de désordre : le rapprochement des objets n’est pas le fait d’un simple entassement. Ces « trouvailles reconstituées » ne restaurent pas à l’identique l’innocence surannée de leur matière principale. L’écho assourdi du passé proche et le grésillement du grenier sont remaniés, retouchés avec une intuition ludique et limpide. La précision des assemblages, guidée par une impondérable intention humoristique, fonctionne comme un changement d’éclairage, où les choses échangent de façon incongrue des éléments de leur caractère : le piquant et le doux, le drôle et le solennel, le naïf et le grave, la préciosité et le toc, l’artificiel, le putrescible, l’animal, l’élégance, le charnel et l’inerte. De même que l’on observe dans ces compositions, un mélange d’être et de non-être, une tendance à l’anthropomorphe, qui semble chercher la part d’homme dans l’objet, sans manquer d’en passer par le naturel.

Jouant sur la fine pointe aiguë d’une poésie audacieuse, l’impact et le charme mordant de certains rapprochements suffisent à mettre en déroute le convenu, qui aiguille habituellement la compréhension que nous avons « des choses ». Un os sur le crâne chauve d’un petit moine joufflu, un pied de biche porte-manteau habillé en femme apprêtée : on y trouve un élément imperceptible d’ambivalence, qui nous éloigne de l’usage obtus et sommaire des objets. Un « je-ne-sais-quoi », un « presque-rien », générateur de cocasse et de fausses citations amusées, de situations où le sous et sur estimés sont tout simplement intervertis.

Magali Lambert retouche ainsi le texte de la perception qui entoure chacun des éléments de ses compositions, en y opérant des déformations non-routinières de tous ordres. Tantôt exagérations, tantôt euphémismes, les tours d’esprit de l’artiste ont quelque chose du jeu avec les formes verbales de la feinte, qui atténuent, dérobent, disent le contraire, ou autre chose, accentuent, ironisent. On ne saurait dire si le bébé crocodile desséché et la pomme de terre germée, dégonflent ou rehaussent l’emphase des couronnes qu’ils portent sur leur tête, relevant et taquinant en même temps les symboles et l’histoire qui va avec.

D’une beauté paresseuse ou d’un charme vivace, l’ambiguïté des choses laisse miroiter d’innombrables manières de tomber à côté d’une leçon apprise par cœur à leur sujet, et offre ainsi une prise aux narrations qui ont à raconter sur elles.


Avril 2016 – À l’orée de la forêt /
Texte de la commissaire d’exposition Marine Mercier-Derubé

Magali Lambert se saisit de la nature et la redessine telle qu’elle lui apparaît : fragile et mystérieuse, prête à trépasser. Diplômée de l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs de Paris, elle est une artiste pluridisciplinaire, avant tout photographe mais abordant un dessin délicat, multipliant les installations et maniant l’écriture à merveille : ses œuvres sont des histoires qu’elle nous conte. Emprunte des traditions et symboles de la Renaissance tels que les cabinets de curiosités, elle les fait voyager à travers le temps, se les approprie et les plonge dans une contemporanéité saisissante.
Magali Lambert enlace le naturel avec douceur et le rend mystique, beau. On pourrait s’attendre à passer l’orée de la forêt et pénétrer dans un imaginaire construit autour d’une légende, d’une nature fantasmée mais il n’en est rien, elle suggère ces univers, devenant magiques et paradoxaux à la fois, travaillant avec le trépassé, ce moment où la vie bascule et plonge vers l’au-delà. C’est un naturel qu’elle manipule avec justesse pour le faire renaître à travers le spectre de la forêt, où la notion d’espace-temps n’existe plus. Les animaux, ses habitants, en sont les fantômes. Pleine de sensibilité, Magali Lambert nous invite au souvenir, à la mémoire collective, aussi fragiles soient-ils.


Art Press n°418 / Janvier 2015 – Jeunes talents au Mois de la Photo /
Article de la critique d’art Dominique Baqué

(…)
Autres esthétiques, autres mondes, loin du voyage, chez Magali Lambert (…), qui scénographie avec maîtrise et préciosité – sans la péjoration du terme – la splendide théâtralité de ses images. Lors d’un séjour à la Casa Velasquez, à Madrid, mêlant la figure dix-neuviémiste du chiffonnier et celle, benjaminienne, du flâneur, Magali Lambert collectionne des objets-détritus qu’elle sauve des poubelles ou trouve au Marché aux puces – poupées, oursons, coquillages, animaux desséchés -, puis se les approprie en les érigeant en fétiches et en les combinant avec d’autres éléments insolites recomposés par ses soins. En Espagne, le catholicisme n’est jamais loin, et la profusion de croix et de chapelets trouvés confère aux images une sacralité qui voisine souvent avec la bizarrerie. Il y a en effet quelque chose de buñuelien dans ces scénographies d’objets incongrus, mais aussi un écho au surréalisme, et, de façon plus lointaine, à ces Wünderkrammer, ces cabinets de curiosités qui fascinèrent l’Europe, avant l’invention du musée, par leurs mirabilia. D’où l’ensorcelante magie, l’humour aussi, de ces compositions entre baroque et fantastique.
Ironie de cette Pata de jamón, une patte de jambon un peu décrépite, achetée en supermarché, et qui suintait sa graisse malodorante dans l’atelier de l’artiste. Celle-ci finit par la couvrir d’un torchon, mais du torchon dépassait un pied de porc à la cambrure étonamment anthropomorphique. Lambert « vêtit » alors la cuisse d’une dentelle blanche qui renforça la sexualisation du « pied », dont le sabot fut ensuite laqué d’un vernis à ongles rouge sang. Ainsi se dessina, entre fascination et répulsion, la jambe érotisée d’une femme monstrueuse. Quant à la Cage à plumes, il s’agit, sur le mode de l’humour noir, d’un boa emplumé de noir, enserrant ses lourds anneaux dans l’étroitesse d’une précieuse cage fermée par un cadenas – ainsi se reconnaît l’artiste – parfois. Et nous aussi, peut-être…


Préface du livre Histoires Naturelles, Taches de rouge et de vert (2014) /
Texte de l’historien de l’art Michel Poivert

On ne peut déborder qu’au prix de jouir de ses entraves.

Notre époque en appelle-t-elle à un nouvel érotisme ? À une interprétation ultime du bas-matérialisme de Georges Bataille, avec ses racines et ses prurits, recomposé dans une forme de panthéisme symboliste digne de Stéphane Mallarmé ? Du reste, le poème en prose de Magali Lambert n’est-il pas une manière de variation sur L’Après-midi d’un Faune ? Avec cette double présence du langage, cette spirale de la parole et du soliloque obscur, ce désir exprimé jusque dans sa frustration ?

Histoires naturelles est avant tout le récit imagé d’un moment fondateur. Lorsque, au fond d’une forêt s’ouvre l’espace d’une clairière, qu’après une marche le moment du repos devient celui d’une improbable rencontre. La scène (d’amour) entre l’artiste et la biche. Il faut observer cette fusion des êtres appartenant à des règnes distincts, cet accouplement des espèces que le divin aurait impérieusement diviser : il faut l’hybride. C’est-à-dire le merveilleux autant qu’il puisse être une forme d’expérience qui se donne d’emblée comme un récit légendaire.

Comment découvrir au fond de soi la possibilité de retrouver la mythologie. Et de la lier à une expérience individuelle ? Et voici Diane, déesse de la lumière (du jour) et du monde sauvage, de la chasse, de la virginité et de la chasteté, compagne de la biche, du cerf et de l’ours, chaste amante des bois et des montagnes. « Chaste amante » : oxymoron qui recompose dans les mots mêmes l’hybride qui est devenu la condition d’une puissance ingénue, venue des douleurs de l’enfance.

Comme la figure du poète chiffonnier baudelairien, Magali Lambert glane les débris de notre civilisation. Elle débusque des objets, des vestiges et des squelettes, les marie en un corps merveilleux, les photographie comme à la noce puis épingle cette images dans une boîte, de celles que l’on confectionne pour les papillons ou les insectes remarquables. Hybride encore, le dessin gratté dans l’épreuve photographique, les restes de la religion trouvés dans les brocantes espagnols appariés à des jouets, des débris, des colliers de fortune…tout ce qui fait la méthode de création de Magali Lambert. Et puis le miroir miniature de l’enfance avec lequel l’artiste s’amusait (nous dit-elle), jusqu’à ces miroirs posés dans la nature intégrant de facto à celle-ci la question toute entière des images.

Son art consiste à produire une construction en même temps que sa représentation : la chose est son image. La construction est ensuite démembrée et rendue à sa perte, l’image reste – non pas reproduction, car le référent n’existe plus, mais relique. Histoires naturelles est un petit livre qui repose en ces images, ses dispositifs, ses mots et ses griffures la question de la liberté et de la création. Il contient les images dans le récit, l’inscription dans les images, hybride lui-même de cette érotique des moyens plastiques et scripturaires.

L’expérience de la rencontre avec la biche est pour Magali Lambert le véritable point de fusion de l’art et de la vie. Elle lui permet de trouver le point d’équilibre avec les forces obscures qui la pousse à mettre en cage des boas ébouriffés. Mais il est vrai que l’on ne peut déborder qu’au prix de jouir de ses entraves.


Fiction inspirée des séries de photographies gravées Massacres et Portraits #1 (2014) / Bigger Than Life /
Extrait du texte de l’écrivain Arno Bertina, 2014

Magali Lambert m’envoie des portraits qu’elle a réalisé sans chercher aucun effet spectaculaire. Des gueules et des becs. Et d’abord celle d’un chien tout bête. C’est lors du développement que cette apparente normalité… Enveloppant la tête du chien est apparu comme un halo, l’esquisse d’un canard peut-être. Est-ce que c’est son ange-gardien pris de vitesse par les pixels, pour la première fois fixé ? Ou c’est une projection du chien – son rêve secret : un truc à plumes. Ou faire coin-coin, tout bêtement.

Ailleurs c’est un canard qui se rêve plus haut, plus large. Encore canard mais déjà connasse – une oie je veux dire. Les oies sont des pies. Grièches. Le canard se rêve « bigger than life ». Je ne connaissais pas cette expression avant d’entendre Emily l’utiliser. Je l’ai tout de suite beaucoup aimée. C’est la première fois que je l’utilise depuis qu’elle m’a quittée. Sensation étrange. Question : dans cette séparation qui m’accable beaucoup, est-ce que je vais, comme ce canard, parvenir à continuer à m’approcher de quelque chose de plus grand ? (La monstruosité musicale de cette phrase est-elle un élément de réponse ? …)

Homme → animal → homme. Zeus fait le mariole (cygne, taureau, etc.) pour séduire, avant de retomber sur ses pattes. Dans ce sens, le passage par l’animal est une partie de plaisir, une échappée rigolote ou une façon très humaine de se parer des vertus que l’on n’a pas. L’inverse existe aussi : les compagnons d’Ulysse changés en pourceaux avant de retrouver forme humaine ; des oreilles d’âne qui poussent au roi Midas ; le loup-garou de nos forêts… L’animalité comme punition, comme sanction. Qui se retourne contre les hommes. Mais l’autre sens (animal → homme (→ animal)) existe-t-il seulement ? Quelles fables ou quelle mythologie nous décrivent cette métamorphose-là ? L’histoire de l’humanité, oui, mais peu de récits, et pas de document. Il faudrait demander aux animaux. Est-ce la question que Magali Lambert aura posée à ceux qu’elle a photographiés ? La réponse est à pleurer : pas une bestiole ne se rêve accompagnée par l’homme, ou pas une ne veut en devenir un. Pour l’animal – même ce pigeon qu’on méprise tant – l’ambition d’être un jour bigger than life ne suppose pas d’en passer par là.


À propos de la série de photographies gravées Massacres (2014) /
Texte de l’écrivain Luis Seabra, 2014

« Quand je pars photographier la nature, j’emporte toujours un miroir avec moi. Il agit comme un objet magique : l’espace-temps n’y est plus linéaire, il est à lui seul une fenêtre ouverte sur le passé derrière moi, derrière nous. Il reflète notre histoire. »
Magali Lambert

Dans la fraîcheur d’une nuit de nouvelle lune, à l’orée d’un bois d’arrière-pays, il arrive que la magie de l’instant nous aide à lire dans la carte du ciel le symbole inversé de ces fûts serrés de colonnes végétales qui nous font face. Car ce soir Magali Lambert nous tend son miroir pour nous dire qu’Artémis métamorphosée a déserté le ciel pour se faire chasseresse. Elle nous invite à guetter tels des gués d’une rivière invisible, les layons qui conduisent au cœur de la forêt, là où biches, daims et cerfs séjournent, remplis d’une présence étrangement familière, et qui nous aimante déjà. Ces petits sentiers giboyeux qui mènent partout et nulle part sont ceux que son œil aiguisé, a perçus pour nous dans ses histoires naturelles, devinant peut-être que la déesse de la chasse aimait qu’on dépose ses offrandes dans l’antre des plus obscurs taillis.

On sait cette artiste depuis toujours inspirée par les télescopages poétiques d’objets disparates, par les rencontres inusuelles de mondes dont les dissemblances disparaissent à mesure qu’elle en scrute les affinités secrètes. Explorant dans le repli des clairières les halos diffus de l’« animale lumière », Magali Lambert trace sur les corps des bêtes les troubles contours de visages insoupçonnés, de figures hybrides tantôt ludiques, lyriques ou grotesques. Elle évite ce faisant toute forme d’idéalisation anthropomorphique, car son geste n’est pas le produit abstrait d’une réflexion, mais le fruit vivant d’une rencontre, l’efflorescence nomade qui naît du contact foudroyant avec cet autre qui n’est pas tout à fait un autre. Car bien sûr il n’est pas ici question de l’animal en général, mais de cet animal-ci, de cette présence singulière au monde dont le fond demeure, tout autant que le regard humain qui la scrute, repliée sur son indicible mystère.

L’empathie du geste de Magali Lambert tient d’abord à ce que l’être ne s’y laisse jamais figer par sa visée. Et c’est précisément pourquoi le mot « naturel » convient si bien à cette trouée inédite dans cet espace non-humain que Rilke nomme l’« ouvert » dans les Élégies de Duino. Ici, l’artiste emmaillote comme d’un voile de tendresse laineuse les pattes et les oreilles d’une biche, là elle biffe de rayures blanches la silhouette d’un cerf. Partout elle donne à voir ce qui se dérobe dans l’éblouissement d’une présence qui excède toute rhétorique visuelle ou langagière. Et si elle parvient avec un tel brio à dessiner le lieu d’une miraculeuse épiphanie qui nous affranchirait du partage malheureux des règnes du vivant, c’est qu’elle sait que les voies qui y mènent ne sont pas celles de l’éloquence tarissable mais celles de la poésie immuable des « fleurs et des choses muettes ».


À propos de l’exposition Histoires naturelles / Maison des Arts de Châtillon /
Texte du journaliste Didier Lamare, 2014

La photographe Magali Lambert nous entraîne dans un étrange voyage sur la frontière entre l’imaginaire et le réel.

Beaucoup de photographies – somptueuses – présentées à la façon des boîtes à insectes des cabinets de curiosités : on y voit des ébouriffages de plumes dans une cage cadenassée, une machine à écrire notre nature intérieure sur une feuille d’arbre… L’univers de la jeune Magali Lambert est composé d’une multitude d’archipels dont la géographie nous échappe et qui sont pourtant intensément familiers. Qu’ils soient nocturnes ou voilés de lumière, ce sont nos mondes de l’autre côté. Et chaque œuvre est une tentation : celle de retrouver en nous ces merveilles magiques qui surgissent, évidentes, dans nos rêves et dont nous ne savons pas conserver l’enchantement une fois revenus au royaume décevant du réel ; celle parfois de se laisser entraîner dans certains de ces gouffres pour aller voir de l’autre côté si l’on y est.
Que le travail de cette « ouvrière du songe qui opère au grand jour » – pour reprendre une expression du très beau texte que Thibault Marthouret lui consacre – soit essentiellement constitué de photographies, art du vrai s’il en est, renforce le trouble. Jamais morbides, parfois dérangeantes, toujours excitantes, ces Histoires naturelles ouvrent une parenthèse mystérieuse qu’on n’a pas envie de refermer complètement.


À propos de l’exposition Histoires naturelles / Maison des Arts de Châtillon /

Texte de la commissaire d’exposition et historienne de l’art Clotilde Scordia, 2014
 
La Maison des Arts de Châtillon clôt l’année 2014 en accueillant en ses lieux l’exposition Histoires Naturelles de Magali Lambert, du 5 novembre au 7 décembre.
Dans les salles de la Maison des Arts investies de photographies, de dessins et de volumes, Magali Lambert s’adresse au visiteur pour l’emmener aux confins des univers intimistes qu’elle a créés. Les Histoires naturelles que l’artiste nous raconte ici sont autant de petits mondes clos autarciques qu’il nous faut explorer : Eres una Maravilla ( Tu es une Merveille ), Miroirs du Temps, el Escorial et Worlds of Bones. Le lien entre ces mondes est encore une fois la dichotomie entre le sacré et le profane, le vivant et le trépassé.
La filiation est subtile avec De natura rerum de Lucrèce, poème qui incite le lecteur à se décharger du poids des superstitions, qu’elles soient religieuses ou temporelles, afin que l’âme trouve une paix pérenne. Car il s’agirait d’un voyage initiatique du regardeur qui passe de la noire ignorance à la lumière du savoir. Ce passage est effectif avec ces vanités et autres memento mori réalisés par l’artiste, qui interpellent chacun de nous sur sa condition de mortel et incite à l’humilité et au recueillement. Mais nul sentiment mortifère, il nous faut appréhender le travail de l’artiste comme une expérience intérieure. Expérience qui fait le jeu de ce passage, nous l’avons dit, de l’ignorance à la connaissance.
Autre thème abordé, celui du mythe de la forêt, chargé de croyances et symbole de notre inconscient. Magali Lambert est allée à la rencontre des hôtes de la forêt et leur a rendu hommage avec ses « photographies gravées », Massacres et Portraits #1. Les Histoires naturelles vous feront découvrir le lien ténu que nous entretenons avec la nature sans en être conscients.
La fascination de l’homme pour un ailleurs inconnu est intrinsèque et immémoriale.

Le travail de Magali Lambert aura une résonnance en chaque regardeur car les souvenirs qui ressurgissent à la vue des photographies et de ses mots qui accompagnent les œuvres auront un écho dans la sensibilité de chacun et dans la mémoire collective.

 
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À propos de l’exposition Merveilles à Vollore / Château de Vollore /
Article de la journaliste Hélène Gilles, 2014
 
En parallèle du festival des Concerts de Vollore, le château abrite un petit échantillon de l’exposition de Magali Lambert, Eres Una Maravilla. Des œuvres photographiques admirables jusqu’à fin août.
C’est dans l’optique d’ouvrir le festival des Concerts de Vollore à d’autres formes artistiques que Bruno Chanel, le président, a pensé à Magali Lambert, une artiste plasticienne qu’il connaît par l’intermédiaire de la musique.

En résidence à la Casa de Velasquez à Madrid l’année dernière, l’artiste de 32 ans crée Eres Una Maravilla (*), «une série inspirée des cabinets de curiosités de la Renaissance, raconte-t-elle. C’est pourquoi elle est en parfaite harmonie avec les châteaux ou les églises».

C’est un petit aperçu de cette collection de photographies qu’on peut admirer au château de Vollore. Une exposition initialement prévue seulement pendant le festival que les propriétaires du château ont décidé de prolonger jusqu’au 26 août.

Magali Lambert récupère un peu partout des objets industriels ou naturels dont plus personne ne veut. Vient ensuite le travail artistique : par connexions, superpositions, elle crée des «objets merveilleux», poétiques et mystérieux. «C’est de l’art contemporain qui prend place dans le présent et s’assoie dans l’Histoire», commente l’artiste parisienne. Elle photographie ensuite ces installations, en studio. «La photo est au cœur de mon travail. Elle permet de capter l’éphémère, d’enregistrer une chose qui a existé mais qui n’existe plus, même pour le cas de la mise en scène».

Des œuvres contemporaines
Pour accompagner la série Eres Una Maravilla, elle a écrit un livre, «un récit poétique autour de la création comme je l’appréhende», précise-t-elle. Et de poursuivre, avec beaucoup de joie, «c’est la première fois que j’intègre l’écriture à mon travail. Avec cette exposition, cela me paraissait évident!».

«Tombée sous le charme» de notre région, Magali Lambert compte bien revenir, des projets plein la tête. «La nature merveilleuse et très riche présente ici se prêterait parfaitement à ma série Miroirs du temps pour laquelle je photographie des miroirs dans la nature», détaille la jeune femme. Et Magali Lambert réserve certainement bien d’autres jolies surprises à Vollore…

(*) De l’espagnol « tu es une merveille ».


À propos de la série Eres una Maravilla (Tu es une Merveille) /
Texte du poète
Thibault Marthouret, 2013
About the serie You are a Wonder /

Text from the poet Thibault Marthouret, 2013

Once our eyes close, we go to the other side of sleep to dig through the contents of an entire life: a toy box, a biology cupboard, an antique or collector’s or grandmother’s showcase, a tourist trap, a cabinet, a pantry, a jewelry box, boxes crammed into an empty house… What we take into our nighttime museum is fragmented by our mind, mixing it, putting it back together, and these restored finds are the backdrop and the protagonists of our dreams, of our nightmares… She works with dreams in broad daylight, an oneiric inventor exiled in the conscience.

Une fois les paupières closes, nous basculons de l’autre côté de l’éveil, nous partons piocher dans les contenants de toute une vie : coffre à jouet, armoire de classe de biologie, vitrine d’antiquaire, de collectionneur, de grand-mère, magasin de bibelots, échoppe pour touristes, garde-meuble, garde-manger, boîte à  bijoux, cartons entassés dans une maison vide… Ce que nous prélevons dans nos musées nocturnes, notre esprit le fragmente, le mélange, le recompose, et ces trouvailles reconstituées forment le décor et les protagonistes de nos rêves, de nos cauchemars.

Magali Lambert nous est semblable, à cette différence près qu’elle pille les yeux ouverts. C’est une ouvrière du songe qui opère au grand jour, une inventrice d’onirique exilée dans la conscience. Elle tamise les vide-greniers, les marchés, les rues, les tiroirs oubliés, garde ce que nous n’avons pas retenu, ce que la vie a délaissé mais que le temps a conservé, ce qui aurait pu être jeté pour de bon mais semble avoir été sauvé de la destruction par son insignifiance même. De ce matériau brut, de ces éléments pauvres, désuets, cassés ou rococos, naturels ou artificiels, elle tire des créations, des machines à mettre en marche l’imagination, à la familiarité troublante, presque dérangeante tant il est perturbant de retrouver dans la vraie vie ce qui ne s’actionne que dans le sommeil.

La photographie est au cœur de la démarche de l’artiste. Elle est outil et participe de la construction de ces curiosités dont elle est le liant, la soudure. Elle fait tenir ensemble des objets aussi hétérogènes qu’un rouage et une corne, une tête de poupée et sa chevelure d’insectes. Ainsi est-elle mécanisme, ressort de ces œuvres, au même titre que les engrenages des mouvements d’horloge si présents dans la collection. Elle garantit l’unité et l’unicité des inventions mais elle est, dans le même temps, le souvenir de ces assemblages merveilleux, de ces fictions auxquelles, en tant que trace, elle nous fait croire. Chaque cliché de la série du projet « Eres Una Maravilla (Tu es une merveille) » est empreint d’onirisme et de cruauté, et il s’imprime sur notre rétine comme ces rares images de contrebande qui nous restent au matin et que nous contemplons avec une certaine amertume puisque, du puzzle, nous ne possédons plus que quelques pièces. L’envie de voir ces inventions en mouvement se heurte constamment à leur absence mais cette frustration est contrebalancée par un émerveillement d’archéologue et une curiosité qui nous revient de l’enfance.


À propos de l’exposition Échos /
Texte de la critique d’art Lydia Harambourg, 2013

De retour de la Casa de Velasquez, la jeune photographe Magali Lambert, née en 1982 à Paris, expose pour la première fois dans la capitale : ses travaux s’inspirent de son séjour madrilène. La série « Miroirs du Temps » a été réalisée dans les jardins de l’Escurial. Plusieurs lectures sont possibles pour chacune des photographies de format carré. Le format fonctionne comme un piège à images, dématérialisées par la présence d’un miroir également carré. Posé contre un arbre, il renvoie ce que nous voyons pas dans un jeu du dedans et du dehors, du visible et du caché. Ce jeu de miroirs rappelle celui des Ménines de Velasquez. Par des moyens techniques différents – elle travaille l’argentique – , elle tente de retrouver une tactilité visuelle, qu’elle développe avec la série « Écho ». Le format carré répond à une forme d’équilibre, à une sorte de construction orthogonale. Ce qui est en miroir ici, c’est le corps de la photographe, posant pour des « autoportraits ». Laissés volontairement dans le flou, dans une vision tremblée, entre réalité et songe, ils répondent à un illusionnisme pictural. La mise en abyme de son corps se double de celle de l’espace. En déstabilisant l’espace-temps, les photographies de Magali Lambert ouvrent sur l’infini, sur l’étrange, pour mieux cerner le mystère du vivant.


À propos de la série des Miroirs du Temps / Espejos del Tiempo, el Escorial /
Texte de l’historienne de l’art Clotilde Scordia, 2013

La précédente série photographique de Magali Lambert Eres una maravilla (Tu es une Merveille) mettait en abîme la dualité sacré – profane.
La photographe poursuit sa réflexion visuelle avec une nouvelle série sur les rapports complémentaires ou conflictuels que nouent ces deux notions antagonistes vécues dans un quotidien instrumentalisé qui met en scène la nature et son interprétation, la représentation que nous nous faisons aujourd’hui du sacré au sens générique. Le tabou de la (dé)sacralisation est toujours vivace. Comment le représenter ?
Les premières prises de vue ont eu lieu autour de l’Escurial, ancienne résidence des rois d’Espagne à Madrid. Ce fastueux complexe royal et monastique, édifié au XVIe siècle est le symbole du pouvoir temporel et intemporel. Ces espaces gigantesques s’étendent sur un vaste domaine peu visité en raison de leur large superficie. Des lieux emblématiques de l’Espagne catholique dont le maître d’œuvre fut Philippe II. Que nous montre Magali Lambert ?
Le format carré de la photographie montre au centre de celle-ci un miroir carré lui aussi reflétant ce qui se trouve derrière la preneuse de vue : le ciel bleu éclatant, la végétation, un tronc d’arbre qui répond à celui sur lequel est posé le miroir. Un jeu visuel réflecteur et démultiplicateur de l’image piégée.Le miroir carré au centre de la composition se veut l’obturateur de l’appareil photographique, là où passe la perception de la photographe et qui servira de révélateur lors du tirage.
La symbolique du carré est prégnante. Le carré incarne un monde équilibré et fixe. Il tente d’arrêter, de cerner les réminiscences du passé. Comment ne pas penser à ces lieux si chargés d’histoire, aujourd’hui désacralisés par la nouvelle fonction que l’époque moderne leur a donnée ? Ce lieu mémoriel privé de toute son histoire vivante s’offre comme un lieu de promenade. L’imaginaire pourvoit à cette absence. Magali Lambert apporte des réponses au silence et à l’absence. Ses photographies sont les stances d’un poème ouvert sur l’infini.
La perception de l’espace se fait à travers ces carrés qui scandent la photographie et construisent sa vision. La particularité de la démarche de Magali Lambert revêt une volonté de stopper cette instabilité permanente renvoyée par le carré ; ces lieux autrefois sacrés au sens spirituel et matériel sont aujourd’hui désincarnés de leurs forces profondes. Ils sont dans une désacralisation naturelle. Pour preuve, cette nature en jachère, revenue à son état premier de terre originelle. Une végétation folle qui se répand anarchiquement, hirsute, prise dans les rets du miroir.
L’illusionnisme du passé et du présent rejoint l’intemporalité de l’image cherchée par l’artiste.
L’interaction entre dedans et dehors joue ici sa pleine fonction d’évasion.


À propos de la série Eres una Maravilla (Tu es une Merveille) /
Extrait du texte du chercheur Raphaël Demès, 2013

Des rouages d’horloges rouillés se répandent sur un présentoir, des papillons épinglés semblent observer des sabliers, des souvenirs sont cristallisés dans des cages de verre. Voici quelques objets donnés à voir par Magali Lambert dans sa série intitulée Eres una Maravilla (Tu es une Merveille). Les différentes photographies présentées invitent à une réflexion sur les rapports étroits entre l’objet et son possesseur, liant l’objet et le temps de même que le temps et l’individu. En provoquant des rencontres entre le spectateur et ces objets mais aussi entre les objets eux-mêmes, l’artiste interroge la valeur que l’on confère à l’objet unique puisque, bien souvent, c’est le possesseur qui voit en celui-ci la « merveille ». Au sein d’une série de photographies de combinaisons signifiantes d’objets variés, il va s’agir de réfléchir sur le processus de révélation de l’exceptionnel, sur les mécanismes qui transforment le quotidien en extraordinaire.
L’artiste a choisi d’actualiser l’univers des cabinets de curiosités afin de mesurer les enjeux de ces collections par rapport à son étude de l’objet. Ainsi, entre objet naturel et artificiel, entre singulier et sériel, entre individuel et universel, cette série d’images interroge l’objet mais également différentes facettes du temps qui gravite autour de ces rencontres d’éléments hétéroclites. Des curiosités exposées aux supports dévotionnels en passant par le thème de l’enfance, c’est à partir du temps que va s’enclencher une véritable réflexion autour du souvenir et de l’émotion.